GRANDE TERRE TOUR A - Partie IV. Chap. 5

Publié le 21 Janvier 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie IV. Chap. 5

5.

Le passé présent

 

Pendant qu’elle marche sous les arcades de la rue Larbi Ben Mhidi, Zahra est extrêmement préoccupée par ce que le policier appela avec mépris son « fameux passé ». « Oui, se dit-elle, ce passé, que je croyais mort et enterré, ne l’est pas… Quand une femme l’a vécu, et que certains le savent, et veulent utiliser ce passé sous forme de chantage, comment y échapper ?… Qui serait capable de croire que je n’ai vécu ce passé que parce que j’y fus contrainte ?… Pourquoi, alors, tu n’as pas eu la dignité de te suicider ? m’objecterait-on avec raison… Répondre ; « J’y ai pensé, mais seul le souvenir de ma mère et de mes frères plus jeunes m’y a fait renoncer », serait-il convainquant ?… Oh, que non !… On contestera : « C’est une excuse hypocrite ! Rien d’autre ! Tu devais mettre fin à ta vie, point barre ! »… Et cette accusation semblerait à beaucoup censée… »

Trop prise par ces torturantes pensées, Zahra heurte involontairement l’épaule d’une femme toute voilée en noir, venant en sens inverse sur le trottoir.

- Eh ! lui crie cette dernière, furieuse. Tu es aveugle ?

Zahra s’arrête et se confond sincèrement en excuse :

- Pardonne-moi ! Pardonne-moi !… Oui, c’est ma faute ! Je n’ai pas fait attention.

- Ah ! Quel pays ! Quel pays ! grommelle l’autre femme. Voilà ce que c’est que de pas porter de voile ! C’est faire étalage de ton corps pour le vendre au premier qui le voit ! Ya latîf ! Ya latîf !1… Protège-toi donc !

Et la femme poursuit nerveusement son chemin, d’un pas cadencé de militaire.

Zahra, troublée par l’incident et surtout par les paroles, regarde partir l’intégriste femme.

Puis Zahra continue à marcher. « Oui !… Il faut se protéger, mais, de mon passé, comment ?… Surtout de celui de... » La pudeur empêche Zahra de prononcer le mot. C’est qu’il est si terrible à entendre, en langage populaire.

Zahra se sent tellement écrasée par cette partie de son passé qu’elle éprouve le besoin de se réfugier quelque part, pour s’asseoir. Mais où, dans la rue ?… Pas question de retourner au logis avec le poids de ce dilemme, non ! Alors, où aller ?… Zahra se rappelle qu’elle est femme ! Et une femme seule, à Oran, doit faire attention à l’endroit public où elle se trouve, autrement elle est prise soit pour une écervelée, soit pour une… Le mot qui ne se prononce pas !… « Où donc aller ? Où me réfugier ?… »

Elle reprend sa pénible marche sur le trottoir, infiniment triste et abattue. Tout en pensant à trouver une solution, un lieu où s’asseoir et penser à la manière de conjurer les néfastes conséquences de son honteux passé.

En cheminant, elle imagine sa mère : « Si elle apprend ce passé, elle en serait tellement humiliée qu’elle pourrait mettre fin à ses jours. » Zahra murmure, en supposant sa mère devant elle : « Je te connais, maman !… Tu as supporté et tu supportes encore beaucoup, tout !… Mais pas le déshonneur, le tien ou celui de ta fille ! Oui, je te comprends ! »

Dans la mémoire de Zahra revient la pire proposition qu’un homme lui fit dans sa lamentable vie. Le chef policier lui avait dit, au bureau :

- Tu voudrais bien, n’est-ce pas, que ton passé ne soit pas connu ?

- Certainement, répondit Zahra.

- Eh bien, ajouta l’homme, la décision dépend de toi.

- Comment, de moi ? s’étonna-t-elle.

- Tu ne le sais pas ? lui lança-t-il avec un regard malicieux.

- Non, je ne sais pas. Je te prie de me le dire.

- Passer avec moi une nuit, déclara-t-il.

Zahra le fixa d’un air effaré.

- Une seule nuit, précisa l’homme, avec une détestable grimace en guise de sourire.

Zahra sentit une brusque et violente impulsion l’envahir : bondir sur l’infâme et le gifler, le frapper jusqu’à le tuer !… Elle se réprima avec peine. Le policier prit cette maîtrise de Zahra sur elle-même pour une sorte d’assentiment. Encouragé, il se fit mielleux en disant :

- Beh !… Tu as bien vendu ton corps pour de l’argent, auparavant, à des hommes ordinaires et vulgaires !… Avec moi, c’est autre chose !

Zahra parvint à répliquer avec un apparent sang-froid :

- Celle qui a vendu son corps est morte ! Celle que tu as devant toi est une autre personne.

- Comment ça, une autre personne ?

- Ce que j’ai fait dans le passé, je n’y ai consenti que par la contrainte, et je ne me suis pas tuée uniquement parce que j’ai pensé à ma mère. Cependant, à présent, je préférerai mettre fin à ma vie, oui !

- Allons ! Allons ! répliqua le policier d’un ton goguenard. Toi et moi, avant d’être des personnes, nous sommes des animaux !… Eh, oui ! Des animaux !… Et les animaux s’empressent à satisfaire leurs instincts, et quel est l’instinct primordial, sinon celui qui donne le plus de joie ?… Le corps !

- La personne que j’étais auparavant pensait ainsi, répondit Zahra. La personne que je suis maintenant pense le contraire : que la dignité humaine consiste à s’affranchir de sa condition animale.

- Oh ! Oh ! continua à plaisanter le policier. Alors, là !… Tu es devenue philosophe !… Oh ! Oh !… Où donc as-tu appris ça ?

- À l’école de la vie, dit simplement Zahra.

L’autre s’esclaffa de rire, croyant ainsi employer une autre tactique pour séduire Zahra.

- Passer une nuit avec une philosophe, dit-il, ce serait vivre une nuit plus merveilleuse que celles des mille et une nuits !… Une Chahrazâde philosophe ! Impossible de trouver mieux.

- Je ne suis qu’une jeune femme contrainte à gagner sa vie pour nourrir sa famille, rien d’autre. Mon corps, je l’ai mis de coté. Si tu veux la vérité, il me dégoûte !

- Allons ! Allons ! Comment le miel peut-il dégoûter ?!

De ses doigts charnus, le policier tambourina nerveusement sur le dessus de son bureau, ensuite déclara :

- Ah ! Les religions l’ont bien dit ! Elles ont totalement raison ! Il faut que les hommes veillent à ce que les femmes ne se conduisent pas comme Eve. La pomme de la connaissance, ça porte à philosopher !... Dangereux ! Nocif pour le corps, celui des femmes, et donc pour celui des hommes !

Zahra demeura sans réaction.

- Allez ! insista-t-il avec une fausse bonhomie. Je suis ton chef !… Et au chef rien ne doit se refuser ! Au contraire, il faut considérer ses offres comme un honneur, car c’est un honneur !

- Cela m’est impossible, s’obstina Zahra avec fermeté. Je suis ici pour travailler, rien d’autre.

- Et si je te disais que ma proposition fait partie de ton travail ?

- Alors, je démissionnerai.

- Comment vivrais-tu après ? Que donneras-tu à manger à ta mère ?

Zahra le fixa un instant, troublée par la demande. L’autre crut avoir triomphé. Il revint à la charge :

- L’amour de la maman, c’est sacré, non ?… Pour l’honorer, ne faut-il pas tout consentir ?

- Pas la dignité.

Le policier braqua ses yeux droit dans ceux de Zahra. Elle soutint courageusement ce regard, sans broncher. Cependant, à l’intérieur d’elle-même, la sirène d’alarme se déclencha, lui hurla : « Sois sur tes gardes ! L’instant est très grave ! »... Le corps de Zahra se raidit au point de sentir une douleur aiguë dans la poitrine. « Que ferais-je s’il me saute dessus ? »

Entre temps, l’homme continuait à la dévisager. Il semblait peser le pour et le contre de l’instinct primaire qui dictait son odieux comportement.

Brusquement, il se leva puis alla jusqu’à la porte de son bureau, suivi par le regard attentif de Zahra. L’homme donna le dos à la porte, et, bien debout sur ses deux jambes, toisa Zahra. Celle-ci, de toute son énergie, s’efforça de se maîtriser, de ne pas s’affoler, tout en étant absolument résolue à ne pas se laisser profaner.

Elle remarqua le pistolet, attaché à la ceinture de l’homme. « Ah ! Si je savais utiliser cette arme ! », se reprocha-t-elle. L’homme nota son regard rivé sur l’arme. Il rigola, en dressant fièrement sa poitrine. Son caractère arrogant le trompa sur la pensée secrète de Zahra ; il déclara :

- Ha ! Ha !… Oui, je pourrais prendre ce pistolet et te tuer, comme une mouche. Ensuite, faire de toi ce que je veux.

Elle ne répondit pas, consciente qu’il ne fallait pas provoquer l’orgueil d’un imbécile, surtout doté d’une autorité étatique et d’une arme. Zahra eut l’envie de baisser les yeux, pour ne plus souffrir la vue d’un monstre si méprisable. Elle se rétracta : « Non ! Il pourrait interpréter l’abaissement de mon regard comme un consentement. »

Elle maintint ses yeux vers l’homme, avec une expression de visage résolue à ne pas se laisser faire.

Soudain, le portable du policier sonna. Contrarié, celui-ci retourna à son bureau, saisit l’appareil et écouta. Quelques secondes après, il répondit avec obséquiosité : « D’accord ! À tout de suite. »

Il déposa son téléphone, et regarda de nouveau Zahra. Il leva son menton vers le haut, ses narines s’élargirent, l’attitude assumant un air hautain, et il grommela entre les dents :

- Tu as quand même de la chance !… Si je le voulais, je pourrais faire de toi ce que je veux… Et même, ensuite, t’assassiner et faire disparaître ton corps !… Mais j’ai ma fierté d’homme : je préfère que la femme consente à mes désirs, sinon je n’y trouve pas de plaisir.

Connaissant suffisamment la « bête » à forme humaine, Zahra ne sut pas comment interpréter sa dernière phrase : « Est-il sincère, ou il tente simplement de cacher l’échec de sa tentative, en se donnant l’air d’un seigneur sachant ce qu’est l’honneur ?… Comment parler d’honneur avec un individu pareil ?… Je crois qu’il n’a pas osé mettre les mains sur moi parce qu’en ce moment, dans le pays, les révoltes populaires se multiplient partout, et un incident pourrait déclencher le feu général. »

Soudain, le policier se leva, comme un ressort violemment détendu, se dressa de toute la hauteur de son corps (un mètre soixante dix), tous les muscles tendus, impressionnants d’énergie, de force et de puissance. Son visage prit une expression horrible. À son tour, Zahra, épouvantée, se leva brusquement et recula, craignant d’être assaillie par ce qu’elle voyait comme l’incarnation de Azrîne, oui ! Le cruel et impitoyable démon du châtiment. Instinctivement, elle jeta un regard vers la porte du bureau, sans oser s’enfuir. Elle était consciente de l’inutilité de cette solution, et, surtout, elle savait que le policier pourrait juger cette fuite un défi contre lui, une humiliation, donc provoquer sa colère, et qui sait comment elle se concrétiserait.

Par chance, la « bête » resta sur place, écumant son dépit rageur, les yeux rivés sur Zahra. Puis, de sa main droite, il frappa violemment le dessus de son bureau, et grommela :

- Allez ! Maintenant, vas-t’en, avant que je change d’idée ! Disparais de ma vue jusqu’à ta prochaine convocation.

Au souvenir de cette entrevue, Zahra éprouve un relatif soulagement. Relatif : elle n’est pas certaine que le libidineux agent de l’ « ordre » respectera sa « fierté d’homme ». « Au plus vite, conclut-elle, je cesserai d’avoir des relations avec lui, mieux cela vaut. Mais comment ? Est-ce possible ? »

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https://tribune-diplomatique-internationale.com/romangrande_terretour_akadour_naimipartie_iv-2/#_ftnref1

1Expression rituelle musulmane, équivalent approximativement à : « Quelle horreur ! Quelle horreur ! » ou « Que Dieu nous en protège ! Que Dieu nous en protège ! »

Rédigé par Kadour Naimi

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